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Lundi 27 juin – Cellule 119 – 23 h 40
Marianne n’arrivait pas à dormir. Elle était revenue de l’hôpital la veille au soir, après trois jours particulièrement éprouvants. Le transfert, d’abord. Enchaînée comme un animal. Arrivée aux urgences, pieds et poings liés, sous le regard horrifié des honnêtes gens. Les détenus étaient rarement bien accueillis dans les temples de la santé publique. Mais là, elle était tombée sur un médecin particulièrement odieux qui lui avait montré combien une taularde n’était rien. Une sorte de sous-espèce humaine. Un être inférieur qui ne méritait aucun égard.
Elle consulta son nouveau réveil, trouvé sur la table à son retour. Un cadeau de Daniel, bien sûr. Une attention qui lui avait réchauffé le cœur. Un affichage vert ; dans la pénombre, c’était encore plus joli et plus reposant que le rouge. Et puis il faisait radio, le comble du luxe !
Viendrait-il cette nuit ? Elle n’était pas en état de lui offrir grand-chose. Pendant ces quelques jours de séparation, elle n’avait cessé de penser à lui. Mais il ne lui avait pas rendu visite, aujourd’hui. Cruelle déception...
Elle s’était sentie abandonnée tout au long de la journée. Pourtant, malgré la rancœur, elle avait envie de son visage, de son sourire, de ses yeux. De ses mains. Envie de l’avoir près d’elle, tout simplement.
Un autre homme occupait son esprit : le flic du parloir, le commissaire Francky comme elle l’avait surnommé dans son petit monde secret. Plus que deux jours à attendre. Un frisson la parcourut tout le long du dos. Dommage, je ne serai pas très en forme. Mais tant que je peux causer...
La première ronde anima l’étage. La trappe s’ouvrit, la lumière s’alluma.
— Ça va mademoiselle de Gréville ? Vérifia Monique.
— Oui, merci surveillante...
— Je vous souhaite une bonne nuit. N’hésitez pas à m’appeler si besoin...
— Promis !
La gardienne referma le judas, la pénombre s’abattit de nouveau sur la cellule. Marianne leva les yeux vers le lit inoccupé. Sa gorge se noua. Emma, tu me manques. Elle commençait à s’agiter. Dans un quart d’heure, Delbec irait se coucher. Il aurait alors le champ libre pour la rejoindre.
Tu parles ! Ça ne l’intéresse pas dans l’état où je suis ! Si c’était juste pour être avec moi, il se serait manifesté avant la nuit. Seulement pour vérifier que j’allais mieux. Il avait déposé les cigarettes pendant son absence. N’avait donc aucune raison de la retrouver. Si. Se faire payer. Elle fuma une clope sous la fenêtre. Pourquoi était-elle si nerveuse ?
Seulement trois jours loin de lui et déjà, il m’a oubliée ! Elle réalisa qu’elle lui en voulait à mort de ne pas être venu prendre des nouvelles. Addiction supplémentaire. Après la blanche, le bleu...
S’il vient ce soir, je le paierai. Même s’il ne demande rien. Parce que s’il vient, ce sera pour ça. Se faire payer.
L’approche d’un train la détourna de ses ressentiments. Elle monta à la va-vite sur la chaise. Un coup de frein puissant avant d’amorcer le virage, juste au début de la prison. Acier contre acier, étincelles garanties. Marianne eut de la chance ; un TGV duplex. Elle ne perdit pas une miette du défilé des fenêtres éclairées, carrés de lumière déformés par la vitesse. Profils d’humains en liberté, morceaux de vie du dehors. Jusqu’à ce que le convoi eût dépassé les enceintes. Elle redescendit sur le plancher, poussa un petit cri. Toujours mai entre les jambes. Et partout ailleurs. Mais la blessure ne saignait plus. Le charcutier de l’hôpital avait au moins servi à ça. Elle se rallongea, ferma les yeux pour poursuivre le voyage. Elle avait cru discerner des visages dans ce train. Un homme qui avait tourné la tête vers la maison d’arrêt. Leurs regards s’étaient croisés, un centième de seconde. Pure imagination. Il n’avait pu l’apercevoir. Tant pis, ça lui plaisait de le croire.
Par bonheur, un second train vint la cajoler, dans l’autre sens. Plongeon dans les labyrinthes de sa mémoire. Bon ou mauvais souvenir ?
... Lundi soir. Il pleut comme vache qui pisse. À la fin de l’été, les soirées sont fraîches, déjà. Marianne grelotte sous la fenêtre ouverte. Pourtant, elle a enfilé son gilet en fausse laine, troué de partout. Lundi soir, elle attend son ennemi. Bientôt deux mois que, chaque lundi, elle l’attend. Qu’elle finit ses dernières cigarettes en l’attendant. Elle s’est habituée, ne vomit plus lorsqu’il s’en va. Il est un peu brutal, toujours. Il lui montre bien qui des deux détient les clefs. Le pouvoir. Et, si la nausée est partie, l’humiliation, elle, est toujours là. Un coup de poignard dans le ventre. Une déchirure. Mais ce soir, ce sera différent. Ce soir, ce sera mieux et pire à la fois.
Mieux, parce qu’elle a réussi à le décider pour la came. Deux doses d’héroïne par semaine, quatre injections. Elle est fébrile. Elle va retrouver les sensations magiques, les voyages qui lui manquent si cruellement. Une porte de sortie, une issue de secours pour les moments les plus durs. Quand le désespoir joue avec ses nerfs. Il a fallu négocier les conditions. Ça lui coûtera cher.
Comme pour les cigarettes, elle doit se tenir tranquille. Ne pas frapper, ne pas insulter. D’ailleurs, il tient parole. À chaque connerie, elle paye. Privée de cigarettes. Trois mois qu’elle est là, déjà plus de vingt jours de cachot. À cause d’une matonne qui l’a prise en grippe. Ou parfois pour autre chose. Simplement parce qu’elle est Marianne. Qu’elle peine à se soumettre aux règles. À courber l’échine.
Mais, comme pour les cigarettes, la bonne conduite ne sera pas la seule condition du dealer. Il veut autre chose. Il veut aller plus loin. Il lui a dit, simplement ; quelques mots brutaux.
Elle n’a pas réfléchi, elle a accepté tout de suite. Ça ou ce qu’elle fait déjà, qu’est-ce que ça change ?
Mais, les jours suivants, elle s’est mise à réfléchir. À douter. Et ce soir, elle ne sait plus très bien si elle regrette ou non.
Quatre injections par semaine, Marianne ! Quatre raisons de dire oui. Il suffit d’écarter les jambes, c’est pas bien difficile. Normal qu’il veuille augmenter les tarifs. Il court de plus en plus de risques. Alors, forcément, il faut qu’elle donne plus.
Elle sent la pluie glacée jusque dans son dos. Elle a peur, tout simplement. Peur de ne pas arriver à le faire. Avec lui, cet homme qu’elle connaît à peine. Qu’elle déteste à peine. Peur d’arriver à le faire, aussi. De tomber si bas. De ne jamais s’en relever, peut-être.
Tout ça pour de la dope. Pour un peu de poudre aux, yeux. Offrir ce qu’elle a de plus cher... Non, ce que j’ai de plus cher est dans ma tête. Le corps, c’est rien qu’une enveloppe. Rien d’important.
Il ne la forcera pas, ne se jettera pas sur elle. Il va lui poser la question : Tu es toujours d’accord, Marianne ?
Ses pas dans le couloir, la clef dans la serrure ; son cœur se désaxe.
— Bonsoir, Marianne.
Elle ne répond pas. Peur que sa voix la trahisse. Il pose la cartouche sur la table, lui montre les deux sachets de drogue, dans le creux de sa main. Avant de les remettre dans sa poche. Comme une friandise. Elle les aura après, si elle va au bout.
Il enlève son pull. Il a trop chaud, elle a de plus en plus froid. Il s’approche. Pourquoi est-il si grand ? Marianne a l’impression que ce serait moins difficile s’il était petit et gringalet. Pourtant, ça n’a rien à voir. Il a posé ses mains contre le mur, de part et d’autre de son visage. Comme pour l’emprisonner encore plus. Son corps frôle le sien.
— Tu es toujours d’accord, Marianne ?
C’est là qu’il faut faire le bon choix. Quand elle aura de nouveau touché à la dope, elle ne pourra plus s’en passer. Maintenant qu’il est face à elle, ça ne semble plus si évident que ça. Elle a déjà rejoué la scène dans sa tête, des dizaines et des dizaines de fois. Répété son texte. C’est le moment de le réciter.
— Ça dépend, répond-elle. De ce que tu veux exactement. Elle se souvient des phrases. Surtout, ne pas oublier un mot ou une virgule. Ça pourrait changer la teneur du contrat.
— Tu sais ce que je veux ! dit-il en souriant.
En souriant, comme s’il avait déjà gagné.
— Moi, il y a des choses que je refuse, précise-t-elle.
Quand elle était ado, elle pensait à l’amour, au sexe aussi. Mais jamais elle n’avait envisagé de se retrouver en face d’un homme, en train de négocier des détails aussi sordides. Elle avait envisagé toutes les professions. Tous les avenirs.
Sauf celui de pute en prison.
— Je t’écoute, Marianne...
Elle s’éclaircit la voix. Drôlement embarrassée d’évoquer ce genre de choses. Elle a de la boue jusqu’au menton. Lui, ne se salira même pas les godasses. Elle respire un grand coup. Échappe à son regard magnétique, s’allume une cigarette.
— Pas de sodomie, arrive-t-elle enfin à dire.
Rien que le mot lui fait mal. Pourtant, il fallait bien le balancer. Il fallait bien que ça sorte. Parce que ça, jamais. Même pour une tonne d’héro. Il a croisé les bras, s’est adossé au mur. Semble bien s’amuser.
— OK ! Toute façon, c’est pas mon truc...
Merde ! Ça ne lui manquera même pas.
— Et puis, il faut que tu mettes une capote...
— Je suis pas complètement débile ! J’ai pas l’intention de te faire un petit, Marianne ! C’est tout ? Tu as fini ?
— Heu... Non. Ça sera combien de fois ?
— Tu veux aussi savoir combien de temps à chaque fois, peut-être ? Tu veux un chrono ?
— J’ai dit combien de fois !
— Autant que j’en aurai envie.
Là, elle pense à refuser. Il dépose les deux doses sur la table, juste sous ses yeux. Comme s’il alignait le fric sur le chevet d’une prostituée. L’appât qui lui permettra de ferrer sa proie.
— Ça y est ? L’interrogatoire de mademoiselle est terminé ?
— T’es pas malade, au moins ? Parce que si tu te tapes toutes les détenues...
— Me prends pas pour un con, Marianne !
— Quoi ? La moitié des filles a le SIDA ici !
— Moi, je ne l’ai pas. Toi non plus, d’ailleurs. Sinon, je ne serais pas là ce soir. Ton dossier est sur mon bureau, Marianne ! Je sais tout de toi...
Il rigole doucement. Bien sûr... Il quitte le trousseau sur la table. Enlève sa ceinture. Elle grelotte de froid, maintenant.
— J’ai pas dit oui ! rappelle-t-elle.
— Tu es d’accord, oui ou non ?
Il connaît déjà la réponse. Mais veut l’entendre se vendre comme une marchandise.
— Oui.
— Parfait...
Il faut commencer par payer les clopes. Ça, elle a l’habitude. Elle espère secrètement qu’il aura les yeux plus gros que le ventre. Qu’il ne pourra plus rien faire après... Quand elle ressort des toilettes, il fume sa cigarette, assis sur le lit. Elle s’en grille une aussi, debout contre le mur. Il prend son temps, évidemment. Le temps de recharger les batteries. Elle se met à claquer des dents.
— Tu as froid ? s’étonne-t-il.
— Oui... C’est la pluie.
Il écrase son mégot par terre. On voit que c’est pas lui qui se tape le ménage ! Drôle de penser au ménage en cet instant précis. Il ouvre sa chemise. S’approche. Elle voudrait rester de marbre. Ressembler à ces mannequins dans les vitrines. Mais son cœur s’affole. Ça doit pas être si dur que ça, Marianne. Un jeu d’enfant pour adultes.
Il la saisit par la taille, l’attire contre lui, effleure son épaule avec ses lèvres. L’emmène doucement jusqu’au lit. Elle fixe le matelas aussi raide qu’une statue. Soudaine envie de vomir.
— Marianne, tu as la trouille ou quoi ?
Putain ! Si au moins il pouvait la fermer !
— Tu attends quoi ? lance-t-elle avec des lames de rasoir dans la voix.
— Faudrait que tu te déshabilles...
Déjà qu’elle meurt de froid... Elle ôte le gilet, vire ses chaussures. S’arrête là. Tétanisée. Il réalise que c’est la peur qui la paralyse. Il accélère le mouvement. Lui enlève son tee-shirt, son pantalon. Et tout le reste. Elle va s’évanouir. Il l’allonge sur la couverture, elle reçoit cent kilos sur elle. Ferme les yeux, serre les dents. Se concentre sur une seule chose, ne pas pleurer. Attendre qu’il soit parti pour ça. Elle accroche ses mains aux montants du lit, crispe ses dix doigts sur le bois. Elle pourrait le tuer, maintenant. Ça ne va pas tarder. L’étrangler ou... Elle hésite sur la façon de l’arrêter. Mais la seule, c’est la mort. J’aurais dû dire non !
Il la regarde au fond des yeux. On dirait qu’il a compris que sa vie ne tient plus qu’à un fil. Il l’oblige à lâcher le lit, lui plaque les poignets sur le matelas. Il n’ose même pas dire : N’aie pas peur, Marianne. Il sent la terreur sous son corps. Peut-être que ça lui plaît... Elle est tellement contractée qu’il doit la forcer à ouvrir les jambes. Elle tourne la tête de l’autre côté, pour ne pas voir son visage. Pense à la came, Marianne. Ne pense qu’à ça. Elle amarre son regard au néon du lavabo. Une étoile en plastique. Une vision d’horreur qui la marquera à vie.
Soudain, une souffrance atroce, une qu’elle n’a jamais connue. Plus douloureux que les coups, plus douloureux que n’importe quoi. Elle voudrait hurler, n’y arrive pas. Privée de voix. La sensation que son corps se déchire en deux, que sa tête explose. Les poings fermés, elle encaisse coup sur coup.
C’est tellement impitoyable qu’elle cherche à fuir, à se délivrer.
Mais ses poignets sont cloués au lit, son corps comme écrasé. Elle laisse échapper un cri, plutôt un gémissement. Elle seule a dû l’entendre. Sa vue se trouble, le néon se noie dans un flot salé qui dégouline jusque dans son cou.
Combien de minutes, déjà ? L’impression que ça dure depuis des heures. Que jamais ça ne s’arrêtera. Qu’elle a ouvert les portes de l’enfer... Là, des images arrivent. En vrac. Ses meurtres, les horreurs qu’elle a commises.
C’est ta punition, Marianne. Tu payes pour tout ce que tu as fait.
Les larmes coulent sans retenue maintenant. Mais en silence. Puis son esprit se vide complètement. Comme si elle était morte. Il décolle tandis qu’elle s’enfonce dans le néant.
Ça dure encore longtemps. Jusqu’à ce qu’il libère enfin ses poignets. Mais elle ne bouge pas. Il s’allonge à côté d’elle, le souffle court. Comme une bête fauve dans son dos. Elle entend son plaisir. Elle se replie lentement sur sa souffrance. Pourtant, elle a envie de s’enfuir. Mais n’en a même plus la force. Jamais torture aussi cruelle.
Sa main sur son épaule. Elle sursaute, pousse un cri. Il ne peut pas recommencer. Ça va me tuer. Il se contente de la retourner vers lui. Non, il l’oblige. Face à face, il semble recevoir un coup en pleine tête. Pourtant, elle est toujours immobile.
— Marianne... Tu pleures ?
Elle se met à sangloter, il caresse son visage. Il a une voix douce, il a l’air triste. Elle arrive tout juste à respirer. Elle lui échappe soudain, titube jusqu’aux toilettes. Elle s’assoit sur la cuvette, cache son visage entre ses mains. Laisse enfin libre cours à ses sanglots. Au bout de cinq minutes, elle respire à fond, essuie ses larmes.
Lui donner ça, ce n’est pas dans le contrat. Reprends-toi Marianne. Elle pousse le battant. Il est toujours là, bien sûr.
— Marianne, qu’est-ce que tu as ?
Pauvre con !
— Rien.
Elle se rhabille. Il la dévisage bizarrement. Elle tente de contrôler les tremblements de ses doigts pour allumer une cigarette.
— Tu aurais dû me le dire, murmure-t-il.
— Quoi ?
— Que c’était la première fois...
Là son sang se glace, elle frise l’arrêt cardiaque. Elle devient livide.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— J’ai compris, tu sais...
— Tu délires ! Je te signale que j’étais avec un mec quand les flics m’ont chopée ! Tu crois que je faisais quoi avec lui ? Du tricot ? !
— Je... Je ne comprends pas pourquoi tu t’es mise dans cet état, dans ce cas...
— J’ai eu mal ! Ça faisait plus de trois ans !
— Tu étais d’accord, non ? Tu dois assumer...
— C’est ce que je fais !
Il la prend par les épaules.
— Non, Marianne ! Je refuse de te voir chialer comme ça à chaque fois !
Elle fixe le sol.
— Tu pensais quoi ? ajoute-t-il. Forcément, ça allait être un peu douloureux...
Un peu ? ! De nouveau cette envie de le tuer.
— Ça ferait moins mal si tu y mettais du tien...
— Va-t’en, maintenant.
Elle a très peur soudain. Qu’il veuille un peu de rab. Mais il reboutonne sa chemise.
— Tu aurais dû m’en parler, Marianne...
— Mais arrête, bordel ! J’te dis que t’es pas le premier ! Tu veux quoi ? La preuve ? Tu pourras pas ! Le premier est mort, abattu par les flics !
Il soupire. Quitte enfin la cellule. Elle retourne aux toilettes et se lave. Pour effacer le crime. Pour enlever le sang.
... Marianne rouvrit les yeux. Pile sur le néon du lavabo. Un des pires souvenirs de sa jeune vie. Peut-être pour ça qu’il avait pris cet ascendant sur elle. Depuis cette nuit-là. La nuit où... Il avait été le premier. Il aurait dû être le seul. Mais bientôt, elle serait libre. L’avenir lui tendait les bras. Elle eut envie d’oublier le passé. Il y en aurait peut-être un deuxième... Brusquement, elle alla se planter devant la glace. Inspecta son visage. Un visage jeune. Si jeune. Pas une ride, bien sûr. Quelques cicatrices : une sur l’arcade sourcilière, une sur le front. Une autre sur la joue. Mais un visage dur comme un silex taillé pour fendre.
Elle tenta de se trouver du charme. Elle avait de jolis traits. Fins, délicats.
Mais la taule avait tout détruit. Est-ce qu’un homme peut tomber amoureux de cette figure tiraillée par la haine ? De ce regard durci par les horreurs de l’enfermement ? De cette bouche qui avait tant insulté ? De ces cheveux abîmés par le manque de soins ?
Elle examina ses mains. Jeunes, elles aussi. Tous ses doigts avaient été cassés ou presque. Certains en gardaient d’étranges déformations. Ces mains pleines de sang. Qui avaient pataugé dans le meurtre, dans l’hémoglobine. Dans la merde. Ces mains qui avaient tué. Trop souvent.
Depuis des années, elle n’avait pas pu se voir en entier dans un miroir. Juste le visage, les épaules. Tout juste la poitrine. Elle se déshabilla presque complètement, ne gardant que sa culotte. Et continua à s’ausculter. Comme prise de panique. Encore des cicatrices. Sur le ventre, les flancs. Les jambes.
Sa peau était ferme. Fine, blanche. Son cou gracieux mais un peu trop musclé, ses épaules trop larges pour sa corpulence. Elle pivota, tenta de voir le haut de son dos. Là aussi, énorme cicatrice. Et muscles proéminents. Presque virils.
J’étais jolie avant.
Elle s’appuya sur le lavabo, cruellement déçue par ce constat. Je suis laide, maintenant. La taule m’a bouffée, pire que les années. Envie de pleurer.
Elle entendit la clef dans la serrure, ramassa ses vêtements. Mais n’eut pas le temps de les remettre. Daniel la découvrit à demi-nue.
— Qu’est-ce que tu fais ? S’étonna-t-il en souriant.
— Rien, répondit-elle en enfilant son débardeur. Je croyais pas que tu viendrais.
— C’est lundi...
— Comme t’es même pas passé aujourd’hui, je pensais que... Il s’approcha, caressa ses épaules.
— J’avais des tas de problèmes à régler, je n’ai pas pu venir te voir avant.
— T’as pas à te justifier, répliqua-t-elle sèchement.
— Comment ça va ? Ils t’ont bien soignée, à l’hôpital ? Elle s’éloigna de lui. Alluma une cigarette.
— Ouais, génial ! J’suis tombée sur un boucher qui avait envie de se faire la main sur une taularde ! J’ai cru qu’il allait me tuer, ce fumier ! Il appuyait ses doigts comme un malade pour vérifier que ça faisait bien mal ! Et puis il m’a recousue...
Le chef fit une grimace douloureuse.
— Désolé... Mais ça va mieux, maintenant ?
— Disons que ça ne saigne plus.. .
Il semblait vraiment inquiet.
— J’ai moins mal que jeudi, concéda Marianne. Tant mieux, ma belle...
Il s’approcha à nouveau, passa ses mains autour de sa taille.
— Merci pour les clopes et le réveil, fit-elle.
— De rien... Je t’ai apporté une dose.
— Merci.
Il l’embrassa à la naissance du cou, elle ferma les yeux.
— J’peux pas, murmura-t-elle.
— Tu peux pas quoi ?
— Coucher avec toi... Mais je vais quand même te payer les clopes.
— Tu crois que je suis venu pour ça ? S’offusqua-t-il.
— C’est bien le contrat, non ?
Il tomba sur le lit, comme s’il tombait des nues et la considéra avec tristesse.
— Je pensais que... Que ce contrat n’existait plus entre nous...
— Je ne veux pas de cadeau. Tu m’as filé les clopes et la came, tu as droit à un remerciement.
Il baissa les yeux. En face de lui, elle s’agenouilla lentement. Il la laissa ouvrir sa ceinture, son pantalon, presque malgré lui. Comme s’il se résignait. Mais dès qu’elle le toucha, il se leva d’un bond et remonta la fermeture éclair. C’était insupportable de se faire traiter ainsi. Comme un client ramassé sur le trottoir.
— Qu’est-ce que tu fous ? demanda Marianne.
Il alluma une cigarette. Ils se dévisageaient. Un étrange silence érigé entre eux. Jusqu’à ce que Daniel retrouve la parole.
— Tu as des choses à me reprocher, Marianne ? Vide ton sac... Elle soupira et tourna la tête vers la fenêtre. Il s’approcha à nouveau. Descendit à sa hauteur.
— Qu’est-ce qu’il y a Marianne ?
— Mais rien !
— Tu m’en veux parce que je ne suis pas venu cet après-midi, c’est ça ?
Elle acquiesça d’un simple non-dit.
— Je suis désolé. Mais tout le monde m’est tombé dessus, j’ai pas eu une minute...
— C’est pas grave,
— Apparemment, si...
Il attrapa ses poignets et la mit debout. Avant de l’enlacer.
J’aurais dû trouver le temps. Excuse-moi, ma belle... Elle sentit fondre son amertume. Lui accorda un sourire. Enfin.
— Qu’est-ce que tu foutais à poil devant le miroir ? Tu t’admirais ?
— Non... Je me demandais si... Je voulais vérifier un truc... Si j’étais encore jolie... Mais j’ai été déçue.
Il prit son visage entre ses mains. Il vit deux soleils noirs s’immerger doucement dans l’eau salée.
— Tu es très belle, Marianne...
— Tu parles !
— Non seulement tu es belle, mais tu as un charme fou...
— Arrête tes conneries !
Une larme coula sur sa joue.
— Il n’y a que tes yeux pour me faire autant d’effet, avoua-t-il doucement. Ton visage, c’est certainement la plus jolie chose qu’il m’ait été donnée de voir... Et...
Il laissa descendre ses mains sur ses épaules, sa taille, ses hanches.
— Tu es belle, de la tête aux pieds, Marianne...
— C’est vrai ? Tu le penses vraiment ?
— Oh oui ! Et tu es encore plus jolie à l’intérieur. Malgré tout ce que tu as commis... Malgré tout ce que tu as subi, aussi... Tu restes capable du meilleur. Et puis toute cette force, là, en toi... Celle que tu ne sais pas toujours maîtriser mais qui est si exceptionnelle. Ta force et ta fierté, ce sont deux choses qui te rendent encore plus belle... Plus attirante...
Elle fut tellement émotionnée qu’elle enfouit son visage dans ses mains.
— La première fois que j’ai croisé ton regard, j’ai su qu’avec toi, j’allais plonger...
Elle essuya ses larmes en souriant.
— C’est beau, tout ce que tu me dis. Personne ne m’avait jamais dit un truc pareil... J’étais tellement triste, tout à l’heure... Chaque fois que j’entendais des pas, j’espérais que tu allais ouvrir la porte et venir me prendre dans tes bras. Tu... tu vois, tu me manques...
Ils restèrent un moment enlacés, Marianne se passant en boucle la déclaration qu’elle venait d’entendre. Celle qu’elle venait de faire, aussi.
— Tu restes un peu, même si ce soir j’ai la migraine ?
— Je ne suis pas venu pour ça, Marianne... J’avais envie d’être près de toi... Simplement.
Ils s’étendirent sur le lit. Il remplaçait avantageusement le matelas. Ses bras, la couverture.